Introduction
Les services publics fédéraux ont le devoir de faire en sorte que chaque citoyen.ne ait accès aux services sociaux fondamentaux auxquels il.elle a droit. Réaliser cet objectif est un défi important. Le constat est que certains groupes ont plus facilement accès à ces services que d’autres. Le SPP Intégration sociale doit garantir une existence digne à tous, en particulier à ces personnes tombées entre les mailles du filet de la sécurité sociale et vivant en situation de pauvreté.
Il existe un fossé profond entre les personnes vivant en pauvreté et le reste de la société. Ce fossé se creuse dans différents secteurs de la société et souvent à différents niveaux simultanément. Il s’agit notamment de failles relatives à l’éducation, à la santé, au logement, à la langue, au revenu, au réseau social, à la participation …. La législation est généralement conçue pour et par la classe moyenne, ce qui constitue un obstacle pour l’accès des précaires à leurs droits fondamentaux. Les citoyen.ne.s précaires ne peuvent pas combler ces fossés à partir de leurs seules ressources ce qui les empêche de participer à la dynamique sociale et donc maintient, voir creuse, l’écart entre eux.elles et la société. Pour combler ces fossés, il faut inclure la participation de personnes ayant vécu ou vivant cette expérience de pauvreté. Celles-ci sont les mieux placées pour inventorier les écueils. Elles sont aussi les seules qui peuvent se prévaloir d’une expérience transversale avec différents services et ainsi, les plus à même d’évaluer les mesures efficaces ou non dans l’approche de la pauvreté.
Le service a pour objectifs principaux :
Pour atteindre ces deux objectifs ambitieux, le service fait appel à des personnes qui possèdent une expérience personnelle de la pauvreté : les experts du vécu.
Que font les experts du vécu ?
Les experts du vécu dans les Services Publics Fédéraux sont des intermédiaires, des médiateurs.trices qui, grâce à leur expérience, examinent les atouts et les possibilités du service en vue de toucher l’ensemble des citoyen.ne.s et de garantir les droits fondamentaux de chacun.e.
Les missions assurées par l’expert du vécu sont :
Comment ça fonctionne ?
Les expert.e.s du vécu bénéficient d’une formation. Ils.elles sont soutenu.e.s par un.e mentor dans leur service de détachement et par l’équipe de coaching et de coordination du SPP Intégration Sociale, dont trois expert.e.s du vécu en pauvreté et en exclusion sociale.
De son côté, le service qui les accueille doit être disposé à examiner d’un œil critique son propre fonctionnement et sa propre culture, et à les adapter si nécessaire.
Compte rendu des échanges lors de la rencontre Midi Nomade du 07.10.2016
Comment se déroule le processus d’intégration des experts du vécu dans des services qui ne les attendent pas nécessairement ?
Frédéric Lemaire (coordinateur) : Parfois bien, parfois mal. Lors du lancement, en 2004, nous devions mettre le pied dans la porte, on observait ce qui se passait et on essayait de construire à partir de ça. Maintenant, nous sommes plus loin dans le processus. De plus en plus, on travaille en amont, avant l’entrée en service de l’expert. Nous essayons non pas de convaincre mais de faire adhérer le service à nos principes. Ça reste un défi. Les institutions peuvent adhérer, être enthousiaste, vu l’aspect « philosophico-politiquement correct » du projet, mais au niveau concret, si on constate que l’expert.e n’est pas employé.e à sa juste valeur, nous pouvons stopper le projet. Il faut se méfier de la dérive « article 60 » où l’expert.e peut devenir une petite main dévolue aux petites tâches. Plus on avance, plus ça s’améliore. Mais lors du recrutement, nous essayons au maximum de prévenir les candidat.e.s.
Florence Rotthier (expert du vécu) : Je vais rentrer en tant qu’expert.e dans le milieu pénitentiaire. Nous sommes coaché individuellement au SPP. Avec ma coach, afin d’éviter ce type de dérive, nous définissons un profil de fonction pour que l’administration qui va m’accueillir puisse bien comprendre mon rôle. Je ne veux pas non plus être confondue avec du personnel du SPF Justice. Ma mission est tout à fait différente.
Les prisons sont-elles demandeuses de ce type d’initiative ?
F.L : Pas du tout. Sauf pour alléger le travail par rapport à la violence, contacts avec l’extérieur… Nous avons notamment travaillé avec la prison de Berkendael. C’est un travail difficile pour un.e expert.e de travailler en prison. Ce sont pourtant des milieux de concentration de la pauvreté, notre présence là a donc un sens, nous devons continuer. Certain.e.s directeurs.trices de prison sont pro-actif.ve.s vis-à-vis de nous, mais ça bloque à d’autres niveaux de pouvoir.
L’expert.e du vécu fait remonter de l’information pour améliorer, pour résoudre certains problèmes avec le public précarisé, notamment les difficultés de communication. Est-ce qu’il.elle travaille directement avec l’institution ou ça passe par le SPP Intégration sociale ?
F.L : Notre objectif est que l’organisation internalise le point de vue de l’expert.e du vécu. Mais nous devons quand même intervenir pour coordonner, accompagner. Ce n’est pas évident pour tout le monde de co-construire, d’intégrer un autre point de vue. À terme, nous espérons que la coordination SPP ne soit plus qu’un intervenant externe venu évaluer un projet. Mais nous n’en sommes pas encore là.
Pouvez-vous nous en dire plus sur les coachs ?
F.L : Dans les services publics, la description de fonction pré-existe au travailleur et à la travailleuse, ces dernier.e.s sont censé.e.s être interchangeables. Pour les expert.e.s du vécu, c’est différent, on parle des expériences de vie de la personne. Ils.elles peuvent être confronté.e.s à des effets-miroirs, leurs révoltes peut rentrer en conflit avec la rigidité de l’administration et donc, il faut les soutenir, donc le SPP a mis en place du coaching. Le.la coach apporte un soutien professionnel et aide l’expert.e à améliorer son travail. Il y a aussi des intervisions.
Qui sont vos partenaires ?
F.L : Jusqu’au projet INAMI, les partenaires étaient des organisations fédérales qui, en général, ne sont pas demandeurs. Il est difficile d’accepter un point de vue qui peut remettre en question les méthodes de travail. Nous sommes liés au secrétaire d’état de lutte contre la pauvreté, il y a aussi un pouvoir d’imposition politique pour certains partenaires.
Mais heureusement, nous avons aussi des partenaires historiques qui ont vu l’intérêt de travailler avec des expert.e.s du vécu. La CAAMI en est un très bon exemple. Leur service social repose beaucoup sur le travail avec les expert.e.s du vécu. Ils sont eux-mêmes venu nous trouver en nous expliquant qu’ils.elles travaillaient en proximité avec les citoyen.ne.s mais qu’ils.elles avaient besoin de comprendre comment leur organisation fonctionnait de manière transversale, pas seulement le service social, le service juridique…
C’est tout à fait différent avec le SPF Finance, qui au début n’admettait pas leur lien avec la pauvreté. Maintenant, ils ont 3 expert.e.s du vécu (avec un statut de fonctionnaire du SPF finances) mais il y a encore une résistance pour l’intégration de point de vue. Le fait de reconnaître l’influence d’un savoir lié à un vécu, il faudra encore du temps pour que ça soit totalement pris au sérieux.
Comment est-ce qu’on postule comme experts du vécu ?
F.R : personnellement, j’y ai accédé par le site du Selor. C’était une annonce très particulière, du type « si vous avez connu l’exclusion, ce job est pour vous ». J’ai postulé. Par la suite, c’était le parcours type du Selor : examen logique, situationnel… puis interview face à un jury et enfin, au fur et à mesure que la sélection s’affinait, une dernière interview en face à face.
F.L : La difficulté est que nous engageons des gens avec des compétences qui ne sont pas validées par un diplôme où même une expérience professionnelle. Une autre difficulté est de communiquer sur la fonction : beaucoup viennent en pensant travailler dans le social alors qu’il s’agit de travailler dans l’administration. Il faut également aussi évaluer si la personne est apte à travailler en équipe, ainsi qu’à prendre du recul par rapport à sa situation.
Quid du salaire ?
F.L : L’administration paie les employé.e.s en fonction du diplôme, or, en général, les expert.e.s n’ont pas de diplôme. C’est donc payé au niveau D (sans diplôme), mais nous essayons que ça soit reconnu au niveau C (administratif – notamment la compétence réseau).
Comment savoir dans quelles institutions se trouve un.e expert.e du vécu ?
F.L : Prochainement, sur le site du SPP, seront mises en ligne des fiches où chaque expert.e présentera sa fonction et donc son institution.
Les initiatives participatives, que ça soit expert du vécu où autre, peuvent parfois être instrumentalisée : comment se prémunir face à ça ?
F.L : On ne s’en prémunit pas, on agit avec. Un contrat de collaboration est signé avec les institutions et nous veillons à ce qu’il soit respecté. Le souci, c’est surtout pour les expert.e.s au quotidien, l’instrumentalisation peut être lourde à porter et le contrat ne suffit pas comme protection.
L’intégration d’un.e expert.e du vécu implique un changement dans la culture de l’organisation : comment ça se passe ?
F.L : L’essentiel de notre travail, c’est de confronter trois volontés (celle de l’expert.e, du SPP et de l’organisation) et d’en faire émerger quelque chose de nouveau. Et la nouveauté, ce n’est pas le fort des administrations communales, ça demande donc du travail.
F.R : les expert.e.s du vécu de Charleroi confirment que changer les mentalités demandent beaucoup d’effort, l’expert.e arrive un peu comme un cheveu dans la soupe. Les recommandations, les observations de l’expert.e peuvent irriter l’équipe en place.
Les experts fonctionnent en réseau : pouvez-vous nous en dire plus ?
F.L : L’ensemble des expert.e.s se réunissent au SPP au moins une fois par mois.
Il y aussi des groupes de travail sur des thématiques précises ou encore suite à des requêtes d’organisation pour, par exemple, simplifier, rendre plus accessible des documents administratifs, des brochures…
F.R : Le CPAS de Gembloux, par exemple, avait lancé un projet « Les enfants d’abord » proposant gratuitement des soins, des massages… pour les familles précarisées. Face au manque de participation, ils.elles ont sollicité un groupe d’expert.e.s du vécu qui a pu rendre compte du point de vue de l’usager.e et améliorer la communication. Après, une réunion est organisée pour évaluer la pertinence des recommandations, voir si les objectifs sont atteints.
Nous participerons aussi le 18 octobre au colloque du CPAS de Charleroi où nous animerons des ateliers avec des travailleu.r.se.s sociaux où nous pourront discuter des différents manques à combler (une personne de l’audience souligne les difficultés d’identifier les besoins des publics visés). Les projets peuvent ne pas fonctionner à cause d’une dimension trop académique, sans aspects ludique, avec un langage trop élaboré… Maintenant les projets sont élaborés avec le public et ça marche. Les outils utilisés, le langage sont en adéquation avec le public visé puisque c’est lui qui le conçoit.
C’est tout l’intérêt d’une démarche comme celle des expert.e.s du vécu : rompre avec une communication à sens unique où l’administration s’adresse dans un langage complexe à un public « non-initié ». Les expert.e.s jouent un rôle d’intermédiaire et propose une piste intéressante vers une société où les publics fragilisés peuvent plus facilement avoir connaissance de leurs droits sociaux fondamentaux.
Merci à Florence Rotthier et Frédéric Lemaire pour leur intervention.
Le site : www.mi-is.be/fr/service-experts-du-vecu
Le film : www.youtube.com/watch?v=DRAGbSRzYio
L’interview d’un expert du vécu : www.cairn.info/revue-vie-sociale-et-traitements-2012-2-page-90.htm#